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Le 26 septembre 2016, L’art de renaître de ses cendres - Par Élisabeth Hennebert

Camille de la Guillonnière promène entre les tours de Saint‑Denis une « Cendrillon » qui met le feu à la banlieue.
Cendrillon est un conte sans monstre ni loup, ni créature du troisième type. Il n’y a de monstrueuse que l’affreuse belle‑mère,
bien sûr, et peut‑être, par contagion, Cendrillon elle-même, championne de l’autodestruction. En effet, la toute jeune fille
estime ne plus mériter le bonheur depuis la mort de sa mère et recherche les tâches ménagères comme autant de séances de
flagellation. Son père, lui, étouffe son désarroi dans la cigarette, ne laissant rien d’autre à son héritière qu’une odeur de cendrier
froid, d’où le surnom de la pauvrette.
C’est une version parodiant la psychanalyse que nous offre le dramaturge Joël Pommerat. Il prend ses distances avec le siècle
de Perrault pour nous brosser un conte aussi rigolo que cruel, bien de notre temps, sondant les misères de la famille
recomposée, du féminisme mal compris et de la solitude de chacun face à ses tragédies personnelles. Cendrillon
parviendra‑t‑elle à renaître de ses cendres ? That is the question.
La compagnie Le temps est incertain mais on joue quand même ! est, comme son nom l’indique, une sorte de phénix. Ayant
essuyé dix années de pluies, grêles, vents violents, menaces d’orage et coups de tonnerre dans un ciel serein, elle réapparaît
chaque printemps pour une tournée de plein air en région Centre et Pays de la Loire qui ne s’achève qu’à la fin des beaux jours.
Les comédiens sont devenus des machines de guerre, dotés d’un organe vocal surprenant puisque habitué à concerter avec
toutes sortes de tempêtes. Nouveauté de la saison 2016, les voici qui s’aventurent en banlieue nord de Paris et affrontent
l’équinoxe d’automne, invités à pousser les murs du Théâtre Gérard‑Philipe pour installer leurs tréteaux au milieu des quartiers
de Saint‑Denis.


Itinéraire d ’un enfant cassé
Il y a beaucoup de douceur dans la voix de la talentueuse Aude Pons, la narratrice, qui ouvre le feu en invitant les enfants à se
taire pour leur conter une histoire. Première surprise : l’étonnante autorité de la douceur sur le bruit. D’autres ressources,
utilisées tour à tour par le metteur en scène, apprivoisent un public naturellement rebelle puisque retenu par rien. Il y a la
pitrerie (oh ! le numéro de clown de Frédéric Lapinsonnière incarnant une fée dépressive et sous‑douée), les bruitages et les
effets visuels saisissants (ah ! la coiffure cartonnée et les transformations physico-vestimentaires de l’irrésistible Lise Quet,
belle‑mère plus bête que méchante ou plus méchante que bête, on ne sait que choisir). De fil en aiguille, de mégot en cendre,
on en arrive à la plus émouvante des surprises : oui, les barres de H.L.M. de Seine‑Saint‑Denis peuvent constituer pour une
troupe de comédiens ambulants un décor infiniment plus spectaculaire que toutes les vertes prairies de l’Ouest sauvage.
Car dans cet étonnant Cendrillon en banlieue, il y a une ressemblance entre le fond et la forme, entre le contenu de la pièce et le
cadre du jeu.

cendrillon-et-le-prince-joel-pommerat
Cette histoire de petite fille cassée 1 parle à tout le monde. Et l’idée que, sous les cendres d’une enfance malheureuse, couvent
des braises qui peuvent soit détruire soit réchauffer, selon l’utilisation qu’on en fait, est bien convaincante. Malgré le désordre
ambiant d’un terrain de basket un vendredi soir après la fin de l’école, il est à l’écoute, ce public disparate fait d’enfants rollers
aux pieds et d’enfants sages, de mamans en foulards et de mamans en cheveux, de papas barbus et de papas chauves.
Des monstres, il y en a partout, nous le savons, qui se préparent en meute organisée ou en loups solitaires, et dont le carburant
n’est autre que cette monstruosité que nous hébergeons en chacun de nous. La vertu du conte n’est pas de supprimer les
monstres, mais de les dompter par la douceur d’une voix. Ou bien, comme ce spectacle, de transformer les braises en feu
d’artifice. Bravo à Camille de la Guillonnière, artiste pyrotechnique qui n’a besoin ni de poudre ni de flammes pour produire
l’étincelle de la joie de vivre.
* L’expression « Itinéraire d’un enfant cassé » n’est pas de moi et sert de sous-titre au livre-témoignage sur la réinsertion d’un
ancien détenu (Karim Mokhtari, Rédemption, éditions Scrinéo, 2013) sous les feux de l’actualité avec l’annonce du plan Urvoas